La conteuse et ses oiseaux

De sa bouche sortaient des histoires toutes plus invraisemblables les unes que les autres. Ses petits oiseaux les écoutaient et se les répétaient entre eux.

« Pourquoi parier sur le réel alors que l’imaginaire est un terrain peuplé de rêves grandioses et sans limites? » se demandait la conteuse. Si la vie se trouvait dans le réel alors il ne valait peut être pas la peine d’être là. Le réel ne pouvait se limiter à cela. Et dans sa tête un point d’interrogation qui ne la quitta plus jamais.

Et depuis sa bouche les mots finirent par se heurter à ce « pourquoi » funeste. Les contes perdirent quelques couleurs jusqu’à prendre une teinte jaunâtre. Les petits oiseaux en furent grandement affectés. Ce qu’ils répétèrent n’avait plus le pouvoir de les élever. Ils finirent par partir pour ne pas sombrer avec la conteuse.

Ils partaient tous et je me sentais complètement abandonnée. Personne ne pouvait répondre aux questions absurdes qui hantaient mes pensées. Je m’obstinais pourtant à chercher ce qu’il ne m’appartenait pas de savoir.

Et de sa bouche sortaient des baisers volés pour cet amour qu’elle ne vivrait jamais.

Et de la mienne des insultes envers le réel qui n’était finalement que ce que j’avais choisi d’en faire. L’imagination sans limite était le réel. L’endroit étriqué que je cherchais absolument à fuir était mon imagination.

Un chemin pris à l’envers, une erreur, un aller sans retour vers un endroit sans issue. Le temps passe et je dis au revoir à mes petits oiseaux. Nous nous disons merci, nous demandons pardon. Nous ne nous oublierons jamais et nous nous souhaitons bonne chance. Toutes les bonnes choses ont une fin.

Et de ma bouche il ne sort plus rien. Le silence, ultime refuge pour les âmes en peine.

Le bourreau sentimental

Il aimait la mer. Il me faisait écouter son bruit dans de gros coquillages qu’il avait ramenés de ses voyages. Il aimait jouer au billard. Il aimait Brassens et Henri Salvador. Il aimait chanter. Il aimait tant de choses. Il aimait les enfants, beaucoup trop, c’était un pédophile. Il était mon grand-père.
Lui-même était encore, à bien des aspects, un enfant dans sa tête. J’avais envie de prendre soin de lui, de le protéger. Il aimait cuisiner, il savait faire de merveilleux coqs au vin. Il aimait l’alcool et faire la fête avec les copains.
Lorsqu’il tombait et qu’il se blessait, il avait souvent une expression de douleur sur le visage, douleur de ses propres limites, de sa foutue maladie, de sa foutue condition.
Il m’aimait. Je n’ai jamais été aimée comme cela de ma vie. Pour moi, c’était un grand-père merveilleux alors que pour tant d’autres, c’était un monstre. De son vivant, il m’a témoigné bien plus d’affection que j’en aie reçu de toute ma vie.
Un seul jour de sa vie, il est devenu mon bourreau. Et cela a suffi.
C’est un deuil qui ne cesse jamais. Un blocage que je ne semble pas capable de surmonter. Une douleur qui se réveille, chaque fois plus intense, au nouvel abandon, parce que c’est comme cela que je me suis sentie lorsqu’il est mort, au nouveau deuil à faire, au nouveau coup dur de la vie.
Parce que sans lui, le pédophile, je n’aurais jamais connu la tendresse et l’affection. Parce que je crois qu’à sa manière, il m’a réellement aimée et n’a pas voulu me faire de mal même si mon cerveau refuse de l’accepter.
Parce que c’est si dur dans ma tête d’humaniser quelqu’un qui a fait tant de mal. Un grand-père est censé transmettre l’immortalité, le mien m’a transmis de la honte, une nausée et des troubles psycho-somatiques.
C’était un être-humain comme tous les autres, capable d’amour et d’empathie. Simplement, c’était aussi un pédophile capable d’actes monstrueux.
Le mort m’a délivrée de lui mais m’a aussi pris un bon grand-père.
Il n’est ni à idéaliser ni à diaboliser.
Il est à mettre aux oubliettes.

Mon plus beau rêve

Je rêve, enfin de quelque chose qui me remplit le cœur de joie, à un moment où je ne m’y attends plus. Je rêve qu’une femme me prenne dans ses bras. C’est une embrassade qui me dit « J’ai compris. Je t’aime. Je suis là ». Quelque chose de tendre, de si tendre que je me fais toute petite, effrayée que le moment passe trop vite, qu’avec un mouvement je le dérange. Je me rends immobile et je comprends que tous les traumatismes ne sont pas mauvais. Certains remplissent le cœur d’espoir. Certains sont bons. Je n’ai jamais connu cela mais rien que le fait de l’imaginer me donne le courage nécessaire pour faire un pas devant l’autre.

Dans la réalité la femme ne m’a pas prise dans ses bras. Elle aurait voulu mais ne pouvait pas. Ma mère était allée la voir pour lui dire qu’elle ne pouvait pas m’aider.

Nous étions dans une réserve naturelle lorsque la femme a fait un mouvement subtil, m’a caressé l’épaule en un geste réconfortant et alors j’ai su que je pouvais être aimée. Du fond du cœur je la remercierai toute ma vie. C’était tout ce dont j’avais besoin. Ce geste secret me disant que ce n’était pas de ma faute.

Je l’avais peut être imaginé, ce geste, parce que j’en avais tant besoin. Cela n’importe pas vraiment. Qu’il soit réel ou pas, il m’a permis de continuer et d’être là aujourd’hui pour raconter mon histoire.

De la tendresse d’un geste peut naître la vie.

Il faut prendre soin de sa douleur

Il y a des blessures dont on ne se remet pas complètement. Des cicatrices qui se rouvrent au moindre coup de la vie et avec le temps, on apprend que le seul moyen de survivre est de se préserver de ce qui a porté le premier coup, si violent qu’il n’aura jamais fini de guérir.

Le coup de l’abandon est si puissant que celui qui en porte les marques aura beaucoup de mal à croire qu’on voudra le garder dans sa vie. Souvent, le crime originel remonte à l’enfance et il est impossible de s’en souvenir. Toute la vie nous traînons cette douleur sans même savoir d’où elle vient. Elle se réveille de temps en temps, lorsqu’il fait froid dans notre vie. Elle hurle lors d’une rupture amoureuse ou amicale. Et plus le temps passe, moins la cicatrice résiste aux coups. Un jour, j’ai peur que ma cicatrice ne puisse plus se refermer et que je me vide de toute ma force vitale. Cela pourrait être la fin. Si je veux être sûre de ne plus la rouvrir, il faudrait que je me prémunisse de l’amour et de l’amitié, de toutes mes attaches, de ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue. Je ne le peux pas. Alors je vais essayer d’aimer différemment, pour mon propre bien.

Je vais accepter que personne ne pourra réparer la blessure d’origine et je vais croire que je n’ai, de toute façon, pas besoin de cela. J’ai en moi ce qu’il faut pour me nourrir et panser mes plaies.

Je ne pourrai pas éviter d’être à nouveau abandonnée. J’ai appris récemment que la vie était une histoire insupportable où on naissait pour mourir et où on aimait pour perdre des êtres chers. Maintenant, j’essaye d’aller vers des personnes qui ne me quitteront pas avec violence. Des êtres qui prendront suffisamment soin de leur douleur pour savoir que celle des autres mérite de la douceur. J’ai fait mon lot de mal autour de moi parce que je ne prenais pas soin de moi. Aujourd’hui, c’est avec cette résolution que je créé mon baume, en hommage à ce que la vie et des personnes chères m’ont appris.

Il était une fois j’aimais

Il aurait suffit d’une petite secousse pour que j’explose en mille morceaux

Car vois-tu je trainais mes fines fissures depuis longtemps dans mon cerveau

Attendant qu’un beau jour quelqu’un les répare toutes pour moi

J’ai enfin compris que ce jour n’arriverait pas.

Mes fissures n’ont que moi pour y mettre une résine protectrice

Seulement je ne possède qu’un éventail de belles réalités factices

Aujourd’hui je suis prête à tout échanger contre une douleur authentique

J’ai passé l’âge de chercher à rester identique.

J’aime mes cicatrices qui racontent tout ce que j’ai vécu

Je ne veux pas les effacer pour faire revivre un passé déchu

Ce n’est pas grave de tomber une fois, dix fois, cent fois

Hier j’étais détruite, aujourd’hui je suis là.

Il était cent fois je tombais à la renverse

Il était cent fois j’avais le souffle coupé

Il était cent fois je survivais à l’averse

Il était une fois j’aimais.

Alfred Pellan

S’adapter et tirer une force de sa souffrance prend du temps

Les enfants ont une faculté d’adaptation impressionnante. Une résilience, sorte d’immunité face à l’écroulement psychique que les adultes n’ont pas. Est-ce dû à l’ignorance, tout simplement? Au fait que le cerveau des enfants, incapable de se représenter certaines choses, les met dans un coin, en suspens, jusqu’à ce que l’enfant grandisse et soit en mesure de les digérer?

Un enfant qui n’a pas pu se développer au bon moment devra le faire plus tard, à l’âge adulte, sans la même résilience. Ce n’est pas la même histoire: cela fait plus mal et cela prend plus de temps. C’est ce qu’il s’est passé pour moi et cela a eu l’effet d’un coup de poing dans l’âme et d’une perte de repère vertigineuse. En fait la douleur était telle que j’aie prié pour mourir tout de suite. Je ne pouvais pas imaginer vivre une seconde de plus avec une telle souffrance. Je ne voulais plus exister.

Cristiana Seppas

Je suis contente de ne pas avoir été exaucée sur ce coup-là parce que l’adage qui dit que « ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort » est vrai. Pour autant, je ne souhaite à personne de connaître cela. Au final, je crois que cette douleur immense, qui me faisait mal jusque dans mon corps, était l’accumulation de toutes les émotions et traumatismes que, ne pouvant pas gérer enfant, j’avais refoulés. Et il y en avait trop. A mesure, progressivement, que j’avançais dans ma thérapie et que je digérais, une par une, ces émotions, je sentais comme un déclic et un poids me quitter. Au début, c’était subtil parce que je portais beaucoup de poids. Maintenant, c’est de plus en plus notable.

La représentation du temps change lorsqu’on passe par là, il le faut bien. J’ai vu mes amis avancer dans leur vie tandis que j’étais bloquée. Combien ne m’ont pas dit que j’étais entrain de passer à côté de ma jeunesse et cela me brisait le cœur car j’avais tellement envie de faire comme eux. Je ne le pouvais simplement pas car j’étais terrassée. Ils ne l’auraient pas pu non plus à ma place. J’ai appris à appréhender le temps différemment, en prenant conscience que ce n’était pas grave de ne pas avancer au même rythme que les autres. Je n’ai pas perdu de temps car l’énergie que j’ai investie dans ma thérapie va m’en faire gagner beaucoup par la suite.

La chronophobie est néfaste. D’après moi, c’est la peur de passer à côté de quelque chose ou de perdre son temps qui nous fait le perdre réellement. Le temps n’est pas une marchandise, on ne le « perd » pas. On navigue sur lui. Et si nous ne le naviguons pas comme il est conforme de le faire, cela ne veut pas dire que nous perdons quoique ce soit, juste que notre parcours de vie est un peu différent.

Billet d’humeur #1

J’étais ivre d’amour à l’âge de seize ans. A dix sept ans et demi, la rupture s’est amorcée. A l’âge de dix-neuf ans, l’amour s’est éteint sur les lèvres de son objet et tendrement, le temps s’est arrêté et la magie a traversé le voile du présent pour se tenir dans le passé, à un endroit où elle ne subira plus aucun changement. Cela s’est fait sans bruit, sans larmes, sans connaissance de cause. Ce n’est pas la fin de l’amour qui est triste mais celle de l’illusion. Dans mon esprit, une question, la même posée par des millions de personnes dans le monde et à travers les siècles: comment l’amour meurt?

J’ai eu la réponse que voici quelques années plus tard, lorsque je suis retombée amoureuse: l’amour ne meurt pas, il ne fait qu’abandonner un objet pour passer à un autre qui saurait mieux le sublimer. Ce n’est alors plus le même amour mais pas tout à fait un autre non plus. L’amour que je croyais mort est juste rentré dans une chrysalide le temps de subir sa lente métamorphose, et moi avec. Ce n’est pas, je commence à penser, la personne en tant que sujet que l’on pleure mais sa dimension « d’objet de notre amour » et nous en tant qu’objet du sien.

Ron Hicks