Le bourreau sentimental

Il aimait la mer. Il me faisait écouter son bruit dans de gros coquillages qu’il avait ramenés de ses voyages. Il aimait jouer au billard. Il aimait Brassens et Henri Salvador. Il aimait chanter. Il aimait tant de choses. Il aimait les enfants, beaucoup trop, c’était un pédophile. Il était mon grand-père.
Lui-même était encore, à bien des aspects, un enfant dans sa tête. J’avais envie de prendre soin de lui, de le protéger. Il aimait cuisiner, il savait faire de merveilleux coqs au vin. Il aimait l’alcool et faire la fête avec les copains.
Lorsqu’il tombait et qu’il se blessait, il avait souvent une expression de douleur sur le visage, douleur de ses propres limites, de sa foutue maladie, de sa foutue condition.
Il m’aimait. Je n’ai jamais été aimée comme cela de ma vie. Pour moi, c’était un grand-père merveilleux alors que pour tant d’autres, c’était un monstre. De son vivant, il m’a témoigné bien plus d’affection que j’en aie reçu de toute ma vie.
Un seul jour de sa vie, il est devenu mon bourreau. Et cela a suffi.
C’est un deuil qui ne cesse jamais. Un blocage que je ne semble pas capable de surmonter. Une douleur qui se réveille, chaque fois plus intense, au nouvel abandon, parce que c’est comme cela que je me suis sentie lorsqu’il est mort, au nouveau deuil à faire, au nouveau coup dur de la vie.
Parce que sans lui, le pédophile, je n’aurais jamais connu la tendresse et l’affection. Parce que je crois qu’à sa manière, il m’a réellement aimée et n’a pas voulu me faire de mal même si mon cerveau refuse de l’accepter.
Parce que c’est si dur dans ma tête d’humaniser quelqu’un qui a fait tant de mal. Un grand-père est censé transmettre l’immortalité, le mien m’a transmis de la honte, une nausée et des troubles psycho-somatiques.
C’était un être-humain comme tous les autres, capable d’amour et d’empathie. Simplement, c’était aussi un pédophile capable d’actes monstrueux.
Le mort m’a délivrée de lui mais m’a aussi pris un bon grand-père.
Il n’est ni à idéaliser ni à diaboliser.
Il est à mettre aux oubliettes.

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